Interview de l’économiste Gaël Giraud dans Green Letter Club
Green Letter Club : Comment va évoluer l’Etat avec l’anthropocène ?
Gaël GIRAUD : L’état est appelé à devenir un état stratège. Je ne crois pas du tout à une vision idyllique entièrement structurée par des communs. Je pense que les communs, c’est fondamental, çà fait partie de la solution puisque nous avons à apprendre à partager les ressources rares, à la fois matérielles et symboliques mais les communs livrés à eux-mêmes courent le risque d’être retribalisés ou reprivatisés.
Du côté de reprivatisation, c’est très clair, c’est ce qu’on voit avec Airbnb, BlaBlaCar ; à chaque fois l’initiative initiale consiste à mettre un certain nombre de ressources en commun mais malheureusement, à chaque fois, il y a une reprivatisation qui s’organise après, subrepticement, ce qui fait de ces magnifiques initiatives des objets de maximisation du profit, tout à fait banals. Un autre exemple, c’est la floraison de coopératives en Allemagne autour de 2010, 2012, coopératives qui étaient sensées permettre à chacun de produire de l’énergie dans son jardin, avec une éolienne, du photovoltaïque, etc., coopératives qui laissaient entrevoir une vraie société construite sur la décentralisation de la production, et donc de la décision et du pouvoir. Ces coopératives ont été reprivatisées ensuite donc sont revenues dans le giron d’un schéma complètement classique.
Du côté de la tribalisation, ce qui est encore autre chose, on constate, et je crois qu’on on fait tous l’expérience que, dès que ça se passe mal et que les collectifs humains ont besoin de retrouver une forme élémentaire de solidarité, nous revenons tous vers la figue ou le schéma de la tribu, du clan. C’est ce qui se passe au Moyen-Orient, c’est ce qui se passe avec Boko Haram en Afrique Sub-Saharienne, c’est ce qui se passe aussi du côté de nos élites qui se retribalisent à grande vitesse pour échapper à l’Etat.
Le seul moyen de préserver les communs, de mon point de vue, c’est d’avoir un Etat stratège qui veille, d’abord, au maintien de l’Etat de droit, ce qui n’est plus tellement le cas, en France aujourd’hui, un Etat qui veille à la défense de l’intérêt général, ce qui suppose la non-capture de l’Etat par les intérêts privés, et cette capture de l’Etat, elle n’a pas lieu simplement dans un pays comme l’Afrique du Sud, par exemple, mais aussi dans un pays comme la France. Donc çà suppose un Etat qui est indépendant des lobbies privés, qui veille à l’intérêt général, et, surtout, à la défense des conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile.
De ce point de vue-là, c’est une nouvelle philosophie de l’Etat qui est en train d’émerger, qui consiste à dire que l’Etat, ce n’est ni l’Etat providence au sens de 1945, ni l’Etat néolibéral qui veille simplement au respect des contrats privés. C’est un Etat qui organise le droit et une partie de la société civile de manière à ce que celle-ci puisse prendre l’initiative de créer des communs.
Green Letter Club : Est-ce que l’Etat doit organiser une grande vision, un grand récit fédérateur comme Kennedy a pu le faire avec l’objectif de marcher sur la lune ? Est-ce que l’Etat doit travailler à un récit fédérateur ?
Gaël GIRAUD : Certainement ! Parce qu’on manque de ce récit, d’une certaine manière, nos sociétés, depuis les années 70, souffrent d’une espèce de panne de perspectives, c’est-à-dire qu’elles ont énormément de mal à se représenter l’horizon de l’histoire devant nous, qui donne un sens à nos efforts aujourd’hui et aux raisons pour lesquelles on se lève le matin.
Cette panne-là, on doit on doit pouvoir l’enrayer via la construction de nouveaux grands récits dans lesquels l’Etat a évidemment un rôle à jouer, mais il n’y a pas que l’Etat, ce qui nous manque aussi c’est des images très concrètes de « qu’est-ce que serait une société française désirable en 2050, qui soit zéro-net carbone ? ». Pour çà on a besoin des anthropologues, on a besoin des sociologues, on a besoin des littéraires qui nous écrivent. On a besoin de littérature là-dessus, on a besoin d’images pour habiter notre imaginaire et susciter du désir, ce qui pour l’instant n’est pas le cas. Pour l’instant, les images qui nous habitent, c’est plutôt des images apocalyptiques, C’est celles de « Don’t look up » qui est un film remarquable par ailleurs mais ce ne sont pas des images qui créent du désir pour une société soutenable d’ici une génération.
Green Letter Club : Est-ce qu’on a des embryons de pistes de ces images désirables ?
Gaël GIRAUD : Certainement ! Au fond nous avons deux grandes options : celle qui habite une partie des militants écologistes, qui est une démocratie très participative, une société très décentralisée, avec ses coopératives à la demande, chacun produit de l’énergie dans son jardin, et du coup chacun a un pouvoir de négociation dans le dispositif politique.
Versus le modèle chinois, en gros, pour dire les choses très simplement, c’est-à-dire un Etat très centralisé, autoritaire, antidémocratique, qui est en alliance avec le secteur privé, avec le capital pour financer des grands programmes, soit nucléaires, soit d’énergies renouvelables, ou les deux à la fois, dans l’indifférence complète de ce que pense la société civile.
Nos sociétés occidentales sont à la croisée des chemins entre ces deux grandes options. Aucune de ces deux options n’a ma préférence, c’est-à-dire que je crois que ce qui est préférable, c’est quelque chose qui n’est ni l’un ni l’autre, qui est ce que j’ai essayé d’esquisser plus haut : une société de communs mais avec un Etat stratège qui aide à construire le grand récit fédérateur et qui, aussi, assume sa part de responsabilité, notamment, par exemple dans les investissements publics en infrastructures vertes.
Mais on est à la croisée des chemins entre ces deux grandes options extrêmes et nos imaginaires sont complètement bousculés : On a besoin aujourd’hui, d’avoir cette troisième option d’une société de communs et d’un Etat stratège.
Ecouter la suite : (15) #66 – État stratège : vers un protectionnisme écologique ? Gaël Giraud – YouTube
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