La préservation de la nature est-elle (néo)coloniale ?

La planète recouverte à 30% de parcs nationaux d’ici 2030 : c’est un objectif fixé par plusieurs ONG et organisations internationales, au premier rang desquelles L’UICN, Union Internationale pour la Conservation de la Nature qui inscrit ce projet du 30-30 dans le grand agenda mondial visant à atténuer les effets du changement climatique, à endiguer la perte de biodiversité et désormais aussi à réduire les risques de pandémies futures.

CCFD – construire ensemble un monde plus juste, plus solidaire

Guillaume BLANC est maître de conférences à l’Université Rennes II ; il vient de publier « décolonisations – histoires situées d’Afrique et d’Asie » aux éditions du Seuil et de signer un article dans la revue RIS : « La préservation de la nature est-elle (néo)coloniale ? L’invention des parcs nationaux en Afrique ». Entretien avec Julie GACON, sur France Culture le 4 février 2022.

Julie GACON : on va revenir sur les raisons historiques de la création de ces parcs et de quelles erreurs il faut absolument apprendre pour ne pas les reproduire, mais d’abord, quand l’UICN, Union Internationale pour la Conservation de la Nature, principale ONG appuyée par les institutions internationales se fixe pour objectif que 30% de la planète soit constituée d’aires protégées d’ici à 2030, est-ce qu’elle a déjà une idée d’où elle veut établir ces zones ? Comment ça se décide ?

Guillaume BLANC : Le sujet, ce sont les parcs nationaux mais aussi d’autres aires de conservation : Ainsi, l’UICN considère déjà que la France est à 27% d’aires protégées, avec les parcs naturels régionaux qui sont des espaces habités, cultivés, urbanisés. Ailleurs, comme en Afrique, les aires protégées ne sont généralement pas habitées car elles ont été vidées de leurs habitants : Les parcs continuent d’être le lieu d’expulsions ou de criminalisation de populations qui, pourtant, ne participent pas à la crise écologique.

JG : Si on lit le communiqué de l’UICN sur ce programme 30-30, on lit que partout sur le continent, la conservation inclut les communautés, que des études menées pendant la pandémie confirment l’importance de l’autonomisation et de la reconnaissance des droits des peuples autochtones et des communautés locales. Comment ces politiques sont mises en œuvre sur le terrain ? Est-ce qu’il y a eu une évolution dans la façon dont ces organisations internationales vivent sur place avec les populations concernées ?

GB : L’évolution se situe plus dans l’espace du discours, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un seul parc qui soit, selon le bon slogan des parcs « pour, par les autochtones » ; en réalité, les populations sont tout de même expulsées ou au moins empêchées tout simplement de cultiver la terre, de rester agriculteurs ou bergers. Les populations deviennent des gardes ou des accompagnateurs au service des touristes ; c’est une conversion forcée de leur activité mais qui ne solutionne en rien la conservation de la nature puisque le tourisme est une des plus grandes sources de pollution. Aberration écologique doublée d’une injustice sociale et, qu’on le veuille ou non, ce sont les archives et les faits qui ne mentent pas, malgré le discours.

JG : Vous expliquez dans l’article qu’en Ethiopie, des adolescents ont dû abandonner l’école pour devenir guides touristiques et qu’aujourd’hui ils sont trop nombreux et beaucoup se retrouvent au chômage.

GB : Oui, en Ethiopie, c’est une expulsion recommandée par le WWF, par l’UNESCO, par l’UICN mais ce même cas de figure se retrouve au Cameroun, au Botswana, au Gabon, dans la majorité des parcs nationaux africains. Au XXème siècle, on estime qu’au moins un million de personnes ont été expulsées des parcs africains et ça continue, avec des déplacements de populations qui, maintenant, sont dits « volontaires ». Il y a quand même une belle ironie de la part de ces institutions internationales qui demandent à des gouvernements qui ont des pratiques autoritaires de déplacer « volontairement » des populations ; le volontariat n’existe que sur le papier et donc, comme vous l’avez souligné, on se retrouve avec des enfants et puis des adolescents qui préfèrent arrêter l’école pour devenir accompagnateurs touristiques. L’UICN souligne l’importance de la nature mais en réalité, dans le cas d’une pandémie, quand il n’y a plus de touristes, que font des populations qui se sont tournées vers l’exploitation touristique ? Eh bien : rien !

JG : Vous décrivez qu’en Namibie, l’intérêt pour la faune et la flore s’est même amenuisé parce qu’elles ne génèrent plus de revenu touristique, avec la pandémie, alors qu’avant, il y avait un intérêt historique pour la nature.

GB : En fait, c’est le problème de la financiarisation de la nature : dans le cas namibien, les populations attribuaient une valeur sacrée à la grande faune mais plus le tourisme et la conservation dite « communautaire » s’est développée, ici depuis les années 90, plus les populations ont attribué une valeur monétaire à la faune ; tel animal vaut d’être protégé car il représente un attrait pour les touristes mais quid d’une pandémie quand il n’y a plus de touristes, quand le nature n’est préservée que pour ce qu’elle peut rapporter ? L’intérêt pour la conservation va diminuer et les populations se trouver dépourvues de leurs moyens de subsistance, l’agriculture, le pastoralisme, tout ça pour un système assez incongru, d’institutions internationales financées par Veolia, par Nutella, par d’autres grandes entreprises. Ces grandes entreprises peuvent ainsi se permettre de continuer de détruire, d’exploiter partout ailleurs ; elles peuvent le faire puisqu’elles protègeraient, dans des parcs où la nature est mise sous cloche. Le paradoxe, c’est que ceux qui détruisent sont aussi ceux qui protègent, c’est un peu « le chat qui se mord la queue » ; ça ne solutionne pas la crise écologique, au prix d’injustices sociales permanentes.

JG : Vous parlez d’experts et consultants qui ont des solutions standardisées, qui doivent de toutes façons justifier leur salaire mais qui pensent qu’on peut appliquer les mêmes à l’Ethiopie, au Rwanda, à l’Algérie, alors que ce ne sont pas les mêmes climats, qu’on n’agit pas en zone semi-aride comme dans les écosystèmes tropicaux humides. Vous rappelez comment ces parcs ont été progressivement mis en place ; il s’agit pour beaucoup d’anciennes réserves de chasse où les colons organisaient des traques au fusil, réserves ensuite transformées en parc nationaux au début des années 30, quand la grande faune est devenue trop rare pour être chassée. Il y a quand même de bonnes intentions derrière : tenter de préserver un continent que l’on aime à dépeindre comme vierge et sauvage, Cf. ce qu’ont pu en écrire Romain Gary dans « les racines du ciel », Karen Blixen dans « la ferme africaine » ou Hemingway dans « les neiges du Kilimandjaro ». Mais pourquoi parlez-vous de mythe des forêts primaires, sur le continent africain ?

GB : Pensons au terme ; le terme de forêt primaire n’existe que pour l’Afrique ou pour l’Asie ; des chiffres ont été inventés à l’époque coloniale ; par exemple en Ethiopie, selon les chiffres officiels, depuis les années 50 / 60, la forêt serait passée de 40% du territoire à 3% ; ça fait soixante ans que ce chiffre n’a pas bougé et aucun expert ne l’a remis en question. Or c’est un mythe puisqu’en Afrique, comme en Europe, comme en Amérique, comme en Asie, les hommes entretiennent la couverture forestière qui permet de construire des outils, de se chauffer ; mais en Afrique, il y a l’idée que tout le continent était recouvert d’une vaste forêt primaire que les hommes auraient morcelée et détruite. Ça ne signifie pas que la déforestation n’est pas un problème en Afrique mais ces chiffres qui affirment la dégradation de tout le continent sont hérités de l’époque coloniale ; ce n’est pas un problème en soi mais ils continuent de guider des politiques profondément irrationnelles puisqu’elles reposent sur des mythes.

JG : Il est délicat de parler de néocolonialisme sachant que les dirigeants des pays concernés sont souvent partie prenante de ces initiatives de conservation de la nature, fussent-elles au détriment de leurs populations et aussi parce qu’il y a une réalité : c’est le braconnage et qu’il faut bien faire quelque chose contre le braconnage.

GB : Les grands réseaux de braconniers doivent être traqués mais ce ne sont pas eux qui subissent les grandes politiques contre le braconnage, ce sont des paysans qui en sont les victimes ; dans les cas les plus terribles, certains sont abattus par des éco-gardes formés, financés par des institutions internationales, d’autres sont expulsés, des millions sont criminalisés d’amendes, de peines de prison pour cultiver la terre mais les grands réseaux de braconnages continuent ; en fait la lutte se trompe généralement de cible et le grand braconnage continue.

JG : On est en train de se rendre compte, c’est l’objet d’une enquête dans le Figaro, que ces parcs nationaux deviennent des sanctuaires djihadistes, dans le Sahel, en particulier près des frontières parce que les groupes djihadistes, quand ils y parviennent, lèvent ces interdictions de chasser, de faire paitre les troupeaux et s’attirent les bonnes grâces des populations locales qui ont beaucoup pâti de ces mesures-là, alors pour conclure, comme apprend-on des erreurs et comment applique-t-on sur le terrain les recettes que vous préconisez ?

GB : Apprendre de ses erreurs, c’est très simple : Reconnaître que le passé colonial a légué des mythes qu’il faut remettre en cause, sur la désertification et la déforestation et, en dehors de toute politisation, reconnaitre la vérité la plus basique qui est, à savoir que le capitalisme détruit la nature et c’est contre le capitalisme qu’il faut lutter si on veut protéger et non pas contre les agriculteurs et les bergers qui, eux, ne participent pas à la crise écologique.

JG : Et donc commencer par mener de vraies études scientifiques, pays par pays.

https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/parcs-nationaux-en-afrique-comment-proteger-sans-exproprier

About the Author: Christophe Orliac